Il y aurait mille manières de reprendre l’Histoire. Un discret cliquetis, une goupille qui tombe au sol. Quelques secondes plus tard une explosion. Un anonyme, un ami, au sol. Il est mort. Puis le silence. Il s’agit de préparer la seconde explosion, celle qui aura lieu dans la rue, dans les médias. Trouver la manière, rapidement, de disjoindre l’annonce de l’événement et ses conséquences probables : la peur, la tristesse, la colère, la vengeance. Une cellule de crise, des conseillers, des professionnels de la communication. Il faut aller vite, garder l’initiative, imposer les mots et le langage à même de désactiver les sentiments, donc les actes. Anesthésier les cœurs et les âmes. Les noyer. Les noyer dans un flot de bavardages… de mensonges… d’arguments. On pinaille sur le modèle de la grenade, sur la contenance du futur barrage, sur l’innocuité du petit personnel de gendarmerie. Casseurs, pacifistes, non-violents, anarchistes, autopsie, bouteille, responsabilité, alcool, cagoules, accident, laboratoire, analyses, non-létale, harcèlement, mauvais endroit, nuit, mauvais moment. Tout une cacophonie orchestrée afin que personne ne puisse dire ni entendre cette simple phrase : Rémi Fraisse a été tué par des gendarmes car il protestait contre la construction d’un barrage. Lorsque des gendarmes tirent plus de 400 grenades en l’espace de quatre heures et que l’une d’entre elles finit par tuer Rémi Fraisse, ce n’est pas plus une bavure qu’un accident mais une manière radicale de maintenir l’ordre. Il faut se le répéter : Rémi Fraisse a été tué par des gendarmes car il protestait contre la construction d’un barrage. Mais derrière cette apparente banalité, se cachent des questions terrifiantes : Que faut-il faire lorsque les forces de police ont tué et risquent de le refaire ? Que faire lorsque les forces de l’ordre disposent d’une si grande latitude en matière de répression ? Comment faire pour être à la hauteur de cette mort et de ce qu’elle signifie pour nous, pour tous ?
Il y aurait mille manières de répondre. Depuis une dizaine d’années, de nouvelles formes d’opposition ont émergé. Elles ont en commun la volonté de s’établir sur les lieux qu’elles défendent, de s’y installer pour avancer dans la construction d’un vivre ensemble. Elles n’apportent pas de réponses aux seules questions dont se saisissent les dirigeants pour en saturer nos médias, elles préfèrent les repenser. Comment se nourrir, se loger, se cultiver, cohabiter, inventer des moyens de productions, habiter, éduquer… autant de questions que toutes les ZAD choisissent de reprendre en leur sein. Là, au milieu des champs, aux abords des forêts et le long des rivières, ils sont nombreux à reprendre leur destin en main, à s’en sentir plus libre. Ils sont nombreux aussi, animés par la curiosité de découvrir ce qui s’y passe, souvent ils reviennent, certains y restent. Ils trouvent ce sens après lequel tout le monde court. Mais de cette réalité pas un mot ou si peu à la télé, à la radio ou dans les journaux. Comme si la critique induite par ces exemples envers leur monde était trop forte, ils se défendent en ne montrant que leur peur de se voir devenir inutiles. Ils ont peur alors ils vont jusqu’à nous tuer.
Une ZAD s’est installée mardi soir devant le palais de justice, en plein centre ville de Rouen. Ils tuent, nous occupons. Nous passons à l’offensive avec pour seules armes des planches et des clous, de la peinture et des croissants. Les cagoules, les casques, les armes, ce sont ceux qui nous ont expulsé qui les porteront. Nous avons ouvert un espace de discussion à propos de ce monde qui craque de tous côtés. Pour partager notre peine, mais aussi ce qui nous anime et ce qui nous révolte.
ZAD de Rouen, 48h d’existence, on offre des repas aux passants, du thé, du café, des livres, de la musique et des vêtements. Quatre cabanes. Une cuisine, un atelier, des toilettes sèches, une info-kiosque. Les ZAD vivront : l’irruption presque spontanée d’un village de palettes en plein cœur d’une métropole sonne comme une confirmation. Elle accueille toutes les personnes désireuses de comprendre, de construire, de partager, de s’exprimer, de donner. Cette expérience interpelle celles et ceux qui s’y frottent, elle nous transforme et la nouvelle se répand. Depuis l’apparition de la première ZAD, d’autres voient le jour un peu partout. De Notre-dame-des-landes au Testet, en passant par Rouen, la ZAD vit et égraine.
ZAD de Rouen, 48h d’existence. L’expulsion sera pour cette nuit, une cabane se monte dans un arbre. Une annonce l’accompagne : Testet vivra.